Lettre à Stéphane Ortega


« Il y a depuis la petite enfance jusqu'à la tombe, au fond du cœur de tout être humain, quelque chose qui, malgré toute l'expérience des crimes commis, soufferts et observés, s'attend invinciblement à ce qu'on lui fasse du bien et non du mal. C'est cela avant toute chose qui est sacré en tout être humain. » Simone WEIL, La personne et le sacré, Paris, Éditions ALLIA, 2018, p.10

Le temps manque aujourd'hui. Nous n'avons plus de temps. Plus le temps de nous poser, de penser, de construire, de vivre, de lire ou d'aimer. Nous devons continuellement aller au delà de nos possibilités afin ne pas être submergés par les flots continus des contraintes inutiles, induites par un modèle unique référent. Nous suivons un idéal de pensées imposé par les filières économiques de toutes sortes — les politiques communes. Nous regardons les mêmes choses, écoutons les mêmes discours, cultivons les mêmes légumes, mangeons de la même manière les mêmes aliments, revêtons les mêmes habits, habitons les mêmes maisons, conduisons les mêmes véhicules, communiquons selon les mêmes protocoles. Les magasins vendent partout les mêmes marchandises et sont agencés selon de similaires ordonnances. Pourtant, le regard est multiple. Il additionne les possibles. Il existe autant de façons de regarder qu'il y a de regards. Autant de certitudes en proie au doute d'un jour.

Vous arrive-t-il de vous poser la question des raisons motivées de nos actes ? Nous évoluons, nous nous transformons sans cesse. Et, il peut arriver un jour que nous ne soyons plus du tout en phase avec nos pensées premières. Il peut arriver que le chemin emprunté modifie radicalement notre perception des choses, celle dont nous étions convaincus du bon fondement. Une réalité opposée alors nous compose. Cela nourrit une conscience et agît sur nos décisions. Tous autant que nous sommes dans nos identités respectives, scientifique, politique, universitaire, enseignant, médecin, chercheur, notaire, avocat, pilote, informaticien, ouvrier, garagiste, manutentionnaire, artisan, commerçant, paysan ou simplement sans appartenance, chacun au titre choisi devant accomplir une œuvre. Un projet de vie. L'intime contribution personnelle qui est la mienne s'éteint doucement aujourd'hui et le titre obtenu il y a bien longtemps devrait raisonnablement être rendu à la face d'une profession qui ne respecte pas le vivant. Il arrive que nous apprenions à désapprendre, jusqu'à ne plus être. Faut-il être las de percevoir les incohérences décisionnelles des politiques pour décider de ne plus prendre part au jeu des réalités convaincues ?

Une infime partie du vivant s'est fondée sur la symétrie. Une face à droite. Une face à gauche. Un axe miroitant scinde les organismes en une forme de dualité. Une droite. Une gauche. Une ambivalence d'organisations opposées. Ce qu'elle discerne bien maladroitement intègre deux perceptions, complémentaires et nécessaires. Cette partie du vivant est peut-être sujette au délicat choix de sa nature fondamentalement divergente ? En cette nature bipolaire, comment résoudre l'équation somme toute insolvable d'une parfaite alliance ? C'est peut-être à ce niveau que nous retrouvons la source des maux des uns et des autres. L'humanité s'est composée depuis des millénaires dans des formes archaïques antinomiques. Quoi qu'elle fasse, l'hostilité d'une distinction entre deux parties est en œuvre. Une division. Au delà, il y aura toujours une discordance entre les membres de l'espèce. À cela nous ne pouvons rien changer. C'est une équation inconsciente d'une composante universelle. Pourtant, il semble évident que chaque être ait une place au sein de la vie. Quelle que soit la couleur de ses idées. Chaque être dans sa complétude intègre une forme de pensée nécessaire à l'objectivité collective. N'est-ce pas dans l'adversité que s'enrichit de points de vue une pensée ? L'inverse pourtant se produit en instaurant une unicité doctrinale. Un dictât. Qu'une partie de cette humanité regroupe un certain nombre d'individus ayant des intérêts communs, donne-t-il un droit à ces êtres d'avoir une quelconque autorité, une prévalence de pensée sur le reste du groupe ? Que pourrait justifier qu'une partie soit plus légitime qu'une autre ? Quel individu ou quel groupe d'individus peut se prévaloir de posséder la justesse d'une vérité ? Qui peut prétendre agir au nom du bien commun ? Quelle autorité ?

Il y a près d'une trentaine d'années, je découvrais avec l'étonnement d'un enfant, le Monde mystérieux des abeilles. Je n'avais pas imaginé avant cela, passer une vie à acquérir des données, à apprendre de différents domaines pour recueillir quelques éléments importants à la compréhension de leur Monde. Ce sont elles qui m'ont orienté sur les chemins, parfois bien malgré moi. Elles m'ont accompagné durant toutes ces années lors de la traversée de territoires en Art et en Sciences. Elles ont proposé des voies aux besoins essentiels à l'existence. Elles m'ont élevé à l'enseignement d'une vie en respect. Des instants de fortune. Nous avons passé ensemble des périodes difficiles, quelquefois traumatiques, cependant, toujours à la lumière de nos pas éclairés d'une dynamique à tenir. Aujourd'hui, le Monde semble s'écrouler. Pertes de repères. Égarements. Valeurs en berne. Incohérences. Un Monde presque éteint. Un Monde atteint. Un sentiment d'impuissance s'empare des moindres parcelles de temps. Mur d'incompréhensions érigé à l'autorité d'une capitale décision à prendre. Isolement. Recueillement. S'abaisser au silence d'une plainte. Au ridicule d'un espoir.

Trente années. Trente longues années à pratiquer en conscience et respect. Trente années pour arriver à un tel stade d'incompréhension qu'une seule décision ne peut qu'être prise d'arrêter de participer à un système de folie, d'arrêter de soutenir la démence. Tellement enthousiaste à l'accueil du premier regard d'un monde inconnu. Un souffle au trou de vol. La respiration des abeilles entrant et sortant d'une ruche. La fascination jusqu'à l'obsession d'être seulement en contact. Et puis, progressivement, sournoisement le destin se nourrit d'obscur. Le regard lentement se détourne. Mortalité de colonies. Monocultures. Pesticides. Peut-on lutter contre une machine infernale, contre un pouvoir indécent ? Au constat alarmant, protéger ses colonies, réagir, se retirer en zones préservées. Cela suffit-il ? [En cours d'écriture…]

>>