Un homme aux pieds d'argile
Autrefois, les chasseurs-cueilleurs vivaient pleinement et librement. Se nourrissant d'une nature à portée de main, prélevant seulement les substances nécessaires à la vie, ils cueillaient des baies, des fruits, des plantes et suivaient les troupeaux sauvages dépendant de verts pâturages. La chasse de quelques animaux rendait possible le passage de périodes d'insuffisances alimentaires. Une condition de nomade inscrivait l'être au plus proche des éléments. Il devait y avoir très peu d'écart entre les besoins et les ressources. Ces hommes étaient littéralement immergés dans leur environnement. Ils faisaient partie d'un tout, sans aucune note déficiente. Les saisons les accompagnaient vers des territoires où les couleurs se rassemblaient pour former des paysages imprégnés de nuances végétales. Et la marée du grand Nord, en manque de pigments, de sa vague annuelle, escortait au loin tout en silence, les inlassables marcheurs. Ces hommes là ne subissaient que peu de variations brutales du milieu dans lequel ils vivaient.
Au néolithique, au contact de certains animaux, l'homme commença lentement à s'approprier le vivant, à l'assujettir, à l'asservir — en apprivoisant, en domptant, en privant. Peut-être pour protéger des semailles effectuées lors des déplacements pour nourrir ces animaux, l'homme entreprit de se sédentariser. Des étapes plus ou moins longues d'immobilisations créèrent des tensions, des distensions, des ruptures acclimatiques. Un peu comme une voile refusant de suivre le vent. C'est peut-être à ce moment précis qu'une séparation de l'homme avec lui-même se produisit. Le pacte nature était rompu. Se sédentarisant, s'immobilisant, oubliant de suivre le cours du temps, l'homme s'est détaché de son reflet.
Faute de mieux, en décalage avec son environnement, contraint de s'adapter aux conditions défavorables à son existence, il est possible qu'il prit l'initiative pour survivre de consommer certaines plantes destinées aux animaux domestiqués. La culture est devenue finalement un rituel et les aléas des récoltes le poussèrent à se projeter dans le futur. L'homme moderne était né, dissocié de lui-même. Inscrit préalablement dans un présent d'abondance, Jardin d'Eden à perte de vue, immuable, l'homme s'évertua à jouer un Paradis perdu. Dans l'incompréhension la plus totale de ses actes, semant à tout vent son dévolu sur le bien vivant, l'homme aux pieds d'argile, défrichant, égratignant, labourant la terre ensemença la guerre.
Sélectionnant les organismes les plus féconds, les plus volumineux pour contenter ses besoins, ignorant la vitalité et le fragile équilibre des diversités, l'homme moderne détraqua l'ordonnance du vivant. Chimères d'abondance, décalées des rythmes primordiaux, tribut à l'essor d'une population, l'irraisonnable son de l'artifice éclata sur l'égocentrique illuminé. C'est à la fausse lumière de ces jours nouveaux qu'une terrible partition inscrivit le mot agriculture.
Une nature à la solde de scientifiques
Jusqu'au XIXe siècle, la plus grande partie de la population mondiale vivait encore dans une certaine mesure au contact des éléments naturels. Enveloppée par les vagues intermittentes des rappels saisonniers, l'humanité était invitée à rejoindre l'unité du Monde. Seulement, elle en décida autrement.
En Angleterre à la fin du XVIe siècle, des propriétaires terriens, les landlords s'approprièrent de vastes étendues notamment pour la pâture des troupeaux de moutons afin d'alimenter le commerce de laine. Des maisons, des villages entiers furent détruits et les paysans chassés de leurs terres. Les openfields [1] antérieurement utilisés par la collectivité, nouvellement exploités de façon intensive furent suivis d'autres mesures retirant aux paysans les droits d'usage des communaux, c'est-à-dire les biens communs — les bois, les prés, les landes et les marais. Jusque là, le Paysan, littéralement habitant du pays occupait et s'occupait du territoire. Cette main mise sur les terres, nommée mouvement des enclosures, s'amplifia au XIXe siècle provoquant un exode du monde rurale vers les villes. La nature venait de trouver de nouveaux compagnons de je(u).
Le siècle des Lumières apportait déjà son lot de penseurs. Jethro Tull [2] fut un des premiers à approcher l'agriculture avec un regard scientifique. C'est à lui que l'on doit l'invention du semoir en 1701, un appareil permettant d'enfouir les graines dans le sol, entraînant un taux de germination plus élevé et des récoltes plus importantes.
En s'approchant au plus près du sol, nous pouvons constater des inégalités de nivelé. Le sol est orné de reliefs. C'est un système complexe organisé en dépressions et en saillies plus ou moins prononcées et étendues — des creux et des bosses. Lorsque les plantes arrivées au terme de leur présence libèrent les messages de leurs semences, les graines tombent au sol, sur le sol. Ces graines éparses, répandues dans l'étendue attendent tranquillement, paisiblement, l'arrangement méthodique d'une attirance venant avec le mauvais temps. Les gouttes frappant la masse végétale sonnent l'heure du regroupement. Alors que les excavations du sol se remplissent d'eau, des trombes lissent les rugosités du territoire. Puis, lorsque les nuages s'éloignent, les flaques apparaissent, miroitant l'origine de leur venue. C'est ici que tout commence. Sous l'action des nappes concentriques disparaissant lentement dans les aspérités du sol, diminuant, réduisant leur circonférence, les flaques regroupent les germes en dormance, flottants possiblement dans l'antre des eaux absorbées. Se rassemblant, s'unissant, transformant la faiblesse des premiers instants d'existence, ces quelques grains, même pas une poignée, ensemble sous la bienveillance du couvert protecteur de leurs gisants parents, à la lumière tamisée du jour, protégés des courbes capricieuses et ondoyantes des températures, quand coulera dans leur tige la force de prendre la lumière alors se révéleront à leur tour, dans le présent d'un nouveau jour.
En enfouissant des graines avec la mécanique d'un semoir ou de tout autre artifice, après avoir arraché la verte vie et labouré la terre par le moyen des outils et machines, terre écorchée de sa peau cillée, dévoilant la misère uniforme des plaies tranchées des charrues, graines isolées enterrées sous le poids des lésions décharnées d'une matrice ignorée, dans la froideur des nuits et la brûlure des jours, trois milliards et demi d'années d'évolution effacés en un instant, pour la vile valeur d'un avorton, pour l'histoire d'une pitoyable spéculation. Que faire de l'eau, dans la boue d'un chant complaint, que l'on plaint de la tristesse des actes non conscients, face à la beauté des petites choses insignifiantes d'une nature qui nous a toujours accueilli généreusement en son sein. [En cours d'écriture…]